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Le domaine continuait à vivre en dehors du monde et de ses tourments. Dans Hartzwalde régnaient le calme enchanté de la terre et des arbres, l’abondance des fermes opulentes, les douceurs d’un foyer familial, la dévotion exaltée et fidèle des Témoins de Jéhovah.
Les deux fils de Kersten grandissaient, robustes et vifs. Irmgard, bien qu’elle attendît une naissance prochaine, se montrait aimable, gaie, s’occupait à merveille de la maison et comblait la gourmandise de son mari.
Lui, les pieds sur les chenets de la grande cheminée, emplie d’énormes bûches embrasées, ou bien emmitouflé jusqu’aux oreilles dans la petite charrette qu’un cheval tranquille promenait à travers champs et bois sur lesquels le givre formait ses dessins féeriques, il savourait chaque journée avec toute sa faculté de bonheur qui était si forte et si tenace. Mais les tragédies auxquelles il était mêlé sans cesse, son commerce avec leurs acteurs les plus sinistres, sa connaissance de terribles secrets, avaient dépouillé complètement l’ancien homme de ce cocon où il savait si bien s’abriter autrefois.
Les privilèges et les charmes de son domaine, Kersten ne parvenait plus à s’y engourdir. Bien au contraire, ils lui faisaient sentir davantage, par un effet d’opposition, la misère et la souffrance de l’Europe, dont il était plus averti que la plupart de ses contemporains.
Du fond de sa tiède sécurité, il pensait à tous ceux que, à chaque instant, la Gestapo arrêtait, torturait et livrait, dans les camps de concentration, aux bourreaux S.S.
Et à table, à table même, la richesse, la bonté des plats lui rappelaient que la faim minait des nations entières jusqu’à menacer leur existence.
À cet égard, Kersten possédait une certitude effrayante : Himmler avait mis en œuvre un plan de famine organisée qui devait dépeupler la Hollande, la Belgique et la France.
Le docteur avait entendu parler de ce projet dès 1941, mais en termes très vagues. Ce fut au mois d’août 1942 seulement, c’est-à-dire six mois plus tôt, que, par divers recoupements et par des informations tirées de Brandt, Kersten en avait compris l’étendue et la monstruosité. Le plan avait pour but, outre les réquisitions et livraisons imposées par le droit de conquête, d’amener les pays envahis à mourir littéralement de faim, selon une méthode invisible.
Rien de plus facile, rien de plus simple : il s’agissait pour les services d’occupation – dont Himmler était le maître –, de faire rafler au marché noir tous les produits alimentaires par des citoyens qui appartenaient aux nations mêmes que l’on voulait affamer et qui les transmettaient ensuite à l’Allemagne.
Pour être sûr du fait, Kersten s’était adressé directement à Himmler. Afin de ne pas être soupçonné d’un intérêt suspect, il s’était borné à ne parler que de la Hollande, dont le Reichsführer savait combien elle était chère au docteur.
— Est-il vrai, avait demandé Kersten, que vous êtes en train d’épuiser complètement les Pays-Bas au point de vue nourriture ?
— Pas seulement les Pays-Bas, mais aussi la Belgique ni la France, avait répondu Himmler.
— Pourquoi ?
— Pour deux raisons, dit Himmler avec contentement. La première est que nous obtenons ainsi des ressources complémentaires. La deuxième est que nous serons très contents de voir ces peuples crever de faim. Et par leur faute. Ainsi, un bon nombre de Français – et seuls, en vérité, ils comptent pour nous comme adversaires – vont rapidement disparaître. Moins il y en aura et mieux cela vaut pour l’Allemagne.
— Mais c’est diabolique, s’était écrié Kersten. Mais, sans parler d’humanité, pensez au niveau spirituel de ce peuple français que vous exterminez sournoisement. Pensez à sa culture, à ce qu’il a donné au monde.
Himmler avait souri et répondu :
— Cher monsieur Kersten, vous êtes trop humanitaire et trop humaniste. Dans une guerre à mort, tout moyen est bon. Pourquoi ces gens ont-ils voulu se battre contre nous ? Ils n’avaient qu’à être de notre côté.
Ensuite, Himmler s’était assoupi à moitié, les yeux clos, dans la béatitude que lui dispensaient les mains du docteur.
Alors, Kersten avait entrepris encore une fois d’arracher un geste de clémence à Himmler. Il avait fait porter ses efforts surtout en faveur de la France, car c’est elle que le plan de Himmler avait pour objectif principal. Kersten pensait que le jour où le Reichsführer cesserait d’affamer systématiquement ce pays, les deux autres – Hollande et Belgique – bénéficieraient de la même mesure, pour ainsi dire, automatiquement.
Le docteur avait parlé chaque matin à son patient des grands artistes, des grands écrivains de France, et davantage encore de ses grands rois, de ses chevaliers, de ses paladins. Mais Himmler, loin de céder aux efforts de Kersten, avait montré la fierté la plus grande pour son plan démoniaque. Il disait :
— Les paysans survivront toujours. C’est ce qu’il nous faut : une France purement agricole, vache à lait du Reich. Mais les citadins – donc les ouvriers, les intellectuels – vont périr. Une douzaine de millions environ – nous avons fait le calcul.
Himmler disait encore :
— Je suis certain du résultat. Si les Français hésitent à accepter du papier-monnaie, nous munirons les intermédiaires de bonnes pièces d’argent que nous avons ramassées dans toute l’Europe. Et si l’argent ne suffit pas, nous donnerons de l’or. Et à l’or les Français ne sauront pas résister.
Himmler achevait :
— Dans tout cela, l’Allemagne ne sera pour rien. La mort de millions de Français retombera sur les trafiquants du marché noir, c’est-à-dire des Français pur sang. Nous, nous garderons les mains propres.
Kersten était parti pour Hartzwalde, sans avoir pu obtenir la moindre atténuation à cette sorte de crime parfait. Et, juste avant son départ, il avait eu par Brandt les informations les plus inquiétantes sur la situation alimentaire de la France. Les trafiquants du marché noir, forts des sommes inépuisables qui venaient des caisses allemandes remplies par la contribution de guerre, suçaient comme des sangsues la substance vitale de la nation. La nourriture se raréfiait de plus en plus, le moral s’affaissait, la tuberculose faisait des progrès terribles…
Et la pensée des enfants sous-alimentés, à qui l’on mesurait avec avarice un pain immonde, ne quittait pas le docteur, tandis qu’il voyait ses fils élevés au lait le plus riche, avec les œufs les plus frais, la viande la plus saine. Et la vision le poursuivait de toutes les femmes, de tous les hommes affaiblis par la faim alors qu’Irmgard, grâce à l’abattage clandestin pratiqué sur le domaine, le gavait de tendres volailles, et de la chair des veaux et des porcs les plus gras.